Les Plaideurs, Jean Racine, 1668 - Extrait de l'acte III, scène 3

Jean Racine, essentiellement connu pour ses pièces tragiques, s'est essayé une unique fois au genre de la comédie avec sa pièce intitulée Les Plaideurs. Il s'agit du plus grand succès de Racine jusqu'au XIXe siècle, Les Plaideurs ayant même concurrencé les comédies les plus populaires de Molière en son temps. Cette pièce a pour personnage principal Dandin, juge à moitié fou qui passe son temps à vouloir instruire des procès. Léandre, son fils, afin de contenter son père, décide de lui faire juger Citron, le chien de la maison, qui a dérobé un chapon. L'Intimé et Petit-Jean, des domestiques, font office d'avocats.


DANDIN, LÉANDRE, L’INTIMÉ et PETIT-JEAN, en robe ; LE SOUFFLEUR.

DANDIN.

Çà, qu’êtes-vous ici ?

LÉANDRE.

Ce sont les avocats.

DANDIN.

Vous ?

LE SOUFFLEUR.

Je viens secourir leur mémoire troublée.

DANDIN.

Je vous entends. Et vous ?

LÉANDRE.

Moi, je suis l’assemblée.

DANDIN.

Commencez donc.

LE SOUFFLEUR.

Messieurs.

PETIT-JEAN.

Oh ! prenez-le plus bas
Si vous soufflez si haut, l’on ne m’entendra pas.
Messieurs…

DANDIN.

Couvrez-vous.

PETIT-JEAN.

Oh ! mes…

DANDIN.

Couvrez-vous, vous dis-je.

PETIT-JEAN.

Oh ! monsieur, je sais bien à quoi l’honneur m’oblige.

DANDIN.

Ne te couvre donc pas.

PETIT-JEAN, se couvrant.

(au souffleur.)

Messieurs… Vous, doucement ;

Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.
Messieurs, quand je regarde avec exactitude
L’inconstance du monde et sa vicissitude ;
Lorsque je vois, parmi tant d’hommes différents,
Pas une étoile fixe, et tant d’astres errants ;
Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune ;
Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune ;
Quand je vois les états des Babiboniens (Babyloniens)
Transférés des Serpents (Persans) aux Nacédoniens (Macédoniens) ;
Quand je vois les Lorrains (Romains), de l’état dépotique (despotique),
Passer au démocrite (démocratique), et puis au monarchique ;
Quand je vois le Japon…

L’INTIMÉ.

Quand aura-t-il tout vu ?

PETIT-JEAN.

Oh ! pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ?
Je ne dirai plus rien.

DANDIN.

Avocat incommode,
Que ne lui laissiez-vous finir sa période ?
Je suais sang et eau, pour voir si du Japon
Il viendrait à bon port au fait de son chapon ;
Et vous l’interrompez par un discours frivole !
Parlez donc, avocat.

PETIT-JEAN.

J’ai perdu la parole.

LÉANDRE.

Achève, Petit-Jean : c’est fort bien débuté.
Mais que font là tes bras pendants à ton côté ?
Te voilà sur tes pieds droit comme une statue.
Dégourdis-toi. Courage : allons, qu’on s’évertue.

PETIT-JEAN, remuant les bras.

Quand… je vois… Quand… je vois…

LÉANDRE.

Dis donc ce que tu vois.

PETIT-JEAN.

Oh dame ! on ne court pas deux lièvres à la fois.

LE SOUFFLEUR.

On lit…

PETIT-JEAN.

On lit…

LE SOUFFLEUR.

Dans la…

PETIT-JEAN.

Dans la…

LE SOUFFLEUR.

Métamorphose…

PETIT-JEAN.

Comment ?

LE SOUFFLEUR.

Que la métem…

PETIT-JEAN.

Que la métem…

LE SOUFFLEUR.

Psycose…

PETIT-JEAN.

Psycose…

LE SOUFFLEUR.

Hé ! le cheval !

PETIT-JEAN.

Et le cheval…

LE SOUFFLEUR.

Encor !

PETIT-JEAN.

Encor…

LE SOUFFLEUR.

Le chien !

PETIT-JEAN.

Le chien.

LE SOUFFLEUR.

Le butor !

PETIT-JEAN.

Le butor…

LE SOUFFLEUR.

Peste de l’avocat !

PETIT-JEAN.

Ah ! peste de toi-même !
Voyez cet autre avec sa face de carême !
Va-t’en au diable.

DANDIN.

Et vous, venez au fait. Un mot
Du fait.

PETIT-JEAN.

Eh ! faut-il tant tourner autour du pot ?
Ils me font dire ici des mots longs d’une toise,
De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pontoise.
Pour moi, je ne sais point tant faire de façon
Pour dire qu’un mâtin vient de prendre un chapon.
Tant y a qu’il n’est rien que votre chien ne prenne ;
Qu’il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ;
Que la première fois que je l’y trouverai,
Son procès est tout fait, et je l’assommerai.

LÉANDRE.

Belle conclusion, et digne de l’exorde !

PETIT-JEAN.

On l’entend bien toujours. Qui voudra mordre, y morde.

DANDIN.

Appelez les témoins.

LÉANDRE.

C’est bien dit, s’il le peut :
Les témoins sont fort chers, et n’en a pas qui veut.

PETIT-JEAN.

Nous en avons pourtant, et qui sont sans reproche.

DANDIN.

Faites-les donc venir.

PETIT-JEAN.

Je les ai dans ma poche.
Tenez : voilà la tête et les pieds du chapon ;
Voyez-les, et jugez.

L’INTIMÉ.

Je les récuse.

DANDIN.

Bon !
Pourquoi les récuser ?


Jean Racine, Les Plaideurs, 1668, extrait de l'acte III, scène 3

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